Se réinventer à l’ère de l’IA

L’euphorie pour l’intelligence artificielle a commencé. Les progrès espérés sont considérables. Mais pour en tirer un bénéfice, les organisations doivent se réinventer, faire autrement pour faire mieux. Un défi commun pour les entreprises, l’État et le société civile. Avec un même impératif : un projet, une vision stratégique, de l'inventivité.

Garder l'espoir
7 min ⋅ 06/05/2024

 

1.     Le marché s’est emparé de l’IA.

Ce phénomène d’emballement est connu. 

Les trois précédentes révolutions industrielles ont suivi un même cycle[1] marqué par un moment d’enthousiasme où converge massivement le capital provoquant la formation de bulles spéculatives. Après leurs explosions, une phase de déploiement peut émerger où le progrès bénéficie au plus grand nombre. Sous réserve d’une régulation qui aligne les intérêts privés et publics. 

Nous l’avons vécu dans les années 2000 après la naissance d’internet. Nous pourrions le revivre avec l’IA dans les années à venir. 

2.     Les progrès potentiels de l’IA sont considérables.

Cette euphorie est fondée. 

En 2023, Goldman Sachs Research[2] estimait que l’IA pourrait entraîner une augmentation de 7% du PIB mondial et une croissance de la productivité de 1,5 % sur une période de dix ans. En France, Philippe Aghion[3] prévoit entre 0,8 et 1 point de croissance supplémentaire par an pendant dix ans. 

C’est important dans une économie en stagflation qui combine une stagnation de l’activité et une inflation des prix. C’est d’autant plus appréciable dans une nation qui doit financer l’État providence le plus important de l’Union européenne. 

Ce bénéfice économique devrait se cumuler avec l’espoir de grand progrès dans les sciences de la vie et l’énergie verte :  des vaccins contre le cancer, des tétraplégiques et des malades de Parkinson qui remarchent en utilisant un implant cérébral piloté par une IA,  une révolution de la longévité ; la décarbonation du système de production, la fusion nucléaire et la perspective d'une énergie infinie et propre. Sans oublier des transformations inédites dans l’éducation, l’accès à la connaissance,  la culture et la création.

Mais le progrès a un prix. L’IA a la potentiel d’améliorer la vie mais aussi de faire du mal.

Des peurs légitimes s’expriment et des risques réels se forment : la crainte du chômage et de la solitude sociale ; la falsification de l’information ; l’addiction aux écrans ; la surveillance[4] de nos vies privées ; la cybercriminalité ; la peur du transhumanisme et le vertige de la manipulation de la vie jusqu’à l’eugénisme.

Il faut savoir écouter ces peurs et prendre en compte ces risques. Au travers de régulations et de politiques publiques bien anticipées et pensées. 

3.     Se réinventer – faire autrement pour faire mieux – et exploiter le potentiel de l’IA

Pour concrétiser cet espoir de progrès, toutes les organisations doivent se réinventer, c’est à dire repenser en profondeur la manière dont elles fonctionnent, créent de la valeur – économique et/ou sociale – et servent leur mission à des fins privées et/ou publiques. 

Le lancement de ChatGPT en 2023 a révélé au grand public le pouvoir de l’IA, une histoire qui a commencé avec les systèmes experts dans les années 70. Le champ d’utilisation de la machine va s’étendre aux activités intellectuelles répétitives et rébarbatives. Elle va libérer du temps et permettre une réallocation des ressources vers d’autres priorités. 

Son impact sera très important, car elle va industrialiser les services qui concentrent aujourd’hui les trois quarts  des emplois en France[5].

L’enjeu ne sera pas nécessairement de travailler moins – une tendance en Occident depuis plusieurs décennies[6] – mais de travailler mieux, et surtout de travailler pour des causes plus justes comme le soin, la santé, l’éducation, l’écologie. 

C’est un défi passionnant mais difficile à relever. 

Il questionne notre capacité en tant qu’individu, groupe et organisation à sortir de notre zone de confort, à nous remettre en cause, à conduire un changement pour évoluer et progresser. Il suppose un effort continue de formation toute sa vie. Et une révolution de l’apprentissage et des compétences. Un mouvement qui est loin d’être naturel, les obstacles au changement étant nombreux.

Pour autant, c’est un impératif commun entre le monde de l’entreprise, celui de l’État et de la fonction publique, et la société civile. 

4.     La réinvention des entreprises. Une nouvelle transformation en contrôlant les angles morts de la globalisation.

Les entreprises, et tout particulièrement les plus grandes, se sont brillamment adaptées à la mondialisation des échanges commerciaux, à la révolution internet, aux exigences d’efficacité. 

Elles vont continuer à viser une croissance profitable. 

Elles se réinventeront une nouvelle fois.  

Mais leur principale défi est ailleurs. 

Sauront-elles contrôler les angles morts de la globalisation et du numérique : le rejet massif de déchets et d’émissions de gaz à effet de serre ; la déshumanisation de la relation client et les excès de l’hyper personnalisation ; la responsabilisation des salariés ; la montée des inégalités ? 

La réponse dépendra des priorités fixées par les dirigeants d’entreprise, elles-mêmes influencées par les orientations des actionnaires et les attentes des clients. Elle sera aussi la conséquence du bon usage qu’ils feront de ces nouvelles technologies prometteuses. 

5.     La réinvention de l’État. Une refondation indispensable trop longtemps repoussée depuis les Trente Glorieuses.

Dans le domaine de l’État et des services publics, la situation est très différente et singulièrement beaucoup plus difficile. 

Depuis les années 80, la France est restée à l’écart des excès du néolibéralisme. Les Français ont profité de la globalisation et de l’essor de la grande distribution pour accroitre leur pouvoir d’achat. Mais la France a subi des « externalités », c’est-à-dire des effets négatifs sur la société : désindustrialisation et désertification de territoires ruraux, érosion de la classe ouvrière et moyenne, perte de contrôle des flux migratoires et archipélisation[7] de la nation. 

L’État providence s’est développé pour les atténuer. Les moyens de la redistribution ont augmenté sans repenser les organisations générant des dépenses publiques en hausse et une efficacité de l’action en baisse. 

La protection sociale absorbe aujourd’hui un tiers de la richesse nationale, trois fois plus que dans les années 60. Le niveau le plus élevé de l’Union européenne. 

A la différence des entreprises, les institutions publiques – nationales et européennes – ont connu peu de réformes structurelles, malgré une communication politique omniprésente et un mouvement permanent et épuisant de réformes, trop souvent en surface. 

L’essor de la société de consommation et du marketing personnalisé ont rendu le citoyen de plus en plus individualiste. La difficulté à conquérir leur vote et la durée relativement courte des mandats électifs au regard de l’ampleur des transformations à réaliser y sont pour beaucoup dans une relative paralysie de l’action publique. 

En absence d’évolution en profondeur, les institutions souffrent de nombreux maux : gouvernance défaillante, vacuité stratégique notamment dans l’énergie et la transition écologique ; sclérose des organisations ; stratification et inflation normative ; affaiblissement de l’État de droit.

La technologie ne sera pas un substitut au courage de réformer. 

La diffusion de l’IA dans des organisations dysfonctionnelles et sclérosées aggravera les problèmes au lieu de les résoudre. 

La refondation de l’État français et des Institutions européennes, trop longtemps repoussée, est plus que jamais indispensable. Le moment de vérité approche. Pour les sauver. 

6.     La réinvention de la société civile. Une reprise en main des plateformes qui modèlent notre quotidien et influencent nos idées. 

La situation de la société civile est d’une autre nature. La technologie a profondément changé nos vies sans que nous l’ayons explicitement décidée et assumée.

Depuis 20 ans, à bas bruit, les plateformes numériques améliorent et facilitent notre quotidien mais altèrent notre démocratie, loin des belles promesses émancipatrices d’une nouvelle agora des idées et des relations sociales.  

Nous les utilisons pour acheter en ligne, nous faire livrer des repas, voyager et trouver des solutions d’hébergement, payer et gérer nos dépenses. 

Les Français, particulièrement les jeunes, se connectent aux réseaux sociaux pour s’informer, se divertir, et interagir avec les marques commerciales. 

Les partis politiques, les associations, les communautés ont recours aux réseaux sociaux pour partager leurs opinions et influencer les électeurs et les citoyens. Les extrémistes de toutes origines en font leur terrain de jeu pour insulter, menacer et polariser les débats, le plus souvent en toute impunité, cachés derrière l’anonymat.   

Le déploiement de l’IA générative ne fait que commencer. 

Fonctionnant comme une pompe aspirante de données, elle aura le pouvoir de reproduire les stéréotypes et les préjugés, voire de biaiser les jugements.  Les plateformes amplifieront le phénomène par la mise en réseaux de millions d’individus et des algorithmes conçus pour maximiser la captation du temps de cerveau humain disponible[8].

L’effort d’uniformisation et de manipulation sera très puissant.

Il nous faudra reprendre le contrôle des plateformes pour qu’elles nous libèrent sans nous asservir et fragiliser la démocratie. Pour préserver l’introspection et notre capacité à créer. 

En multipliant les initiatives pour développer nos propres algorithmes à l’image de Kyutai[9] un laboratoire dédié à l’intelligence artificielle lancé par Xavier Niel et Rodolphe Saadé.  

En favorisant la diversité culturelle et le développement de leaders nationaux et européens. 

En défendant les auteurs et leurs droits. En forçant les plateformes à assumer un statut d’éditeur qu’elles ont de fait. 

En levant l’anonymat sur les réseaux sociaux, contrepartie de la liberté d’expression. 

En encourageant bien d’autres idées et projets en gestation dans la société civile pour mieux vivre ensemble. Car c’est la grande leçon de l’abbé Pierre et de Coluche. Quand le leader est légitime et que la cause est belle – Emmaüs et les Restaurants du cœur – les Français savent se mobiliser et s’engager. 

Naturellement, cette dynamique portée par la société civile suppose un rétablissement de l’État de droit. 

7.     L’esprit français et l’attractivité de la France

Pour réussir, il faut être guidé par une vision stratégique, animé par la créativité, nourri par une culture et une identité forte.  

La France a un atout maître dans son jeu, forgé tout au long de son histoire : l’esprit français. 

Le groupe LVMH est devenu le leader mondial du luxe en combinant à merveille l’ancrage dans une tradition, l’ouverture aux innovations et aux marchés, la création et la passion de l’excellence. 

La France continue à rayonner mondialement dans ces secteurs de la mode, de la gastronomie et de la culture. 

Mais pas uniquement. Elle a conservé une capacité exceptionnelle d’invention dans l’architecture, les sciences et la technologie. 

C’est la raison de son attractivité aux yeux des investisseurs étrangers malgré des facteurs réels de déclassement, notamment dans l’éducation, les comptes publics et l’industrie. 

En 2019, la France était le premier pays d’Europe pour l’accueil des investissements directs étrangers (IDE) avec 19 % des projets[10]. En 2022, la France demeurait, pour la 3e année consécutive, le pays le plus attractif d’Europe sur ce critère[11]. Idem en 2023. 

La France offre un cocktail unique de talents. 

La France réunit les meilleurs mathématiciens, de grands ingénieurs et financiers, des artisans brilliants et passionnés comme ceux qui reconstruisent la cathédrale de Notre Dame, les plus grands chefs gastronomiques, et …Michel Houellebecq. 

Ross Douthat, grand chroniqueur au New York Times et auteur de Bienvenue dans la décadence, quand l’Occident est victime de son succès[12] croit entre notre avenir : « Je placerais pas mal d’argent sur la réussite de la France au XXIe siècle[13]. » 

Conclusion

Le monde se transforme sous l’effet d’un nouveau cycle technologique. Nous sommes à un point de bascule. Une fenêtre décisive de 10-15 ans s’ouvre. C’est l’occasion pour les entreprises de se réinventer une nouvelle fois ; pour l’État, de conduire la première grande transformation de ses institutions et services publics depuis la fin des Trente glorieuses ; pour la société civile de reprendre en main son destin face l’envahissement des plateformes dopées à l’IA qui fragilisent la démocratie et la diversité culturelle.  

En prenant le risque de faire autrement pour vivre mieux individuellement et collectivement. 

En refondant notre modèle économique et social pour être dans l’Europe aux avant-gardes de cette mutation historique. 

Tout est encore possible. Une raison pour garder l'espoir. 

 

Photo de Mika Baumeister sur Unsplash



[1] Carlota Perez, Technological Revolution and Financial Capital, The Dynamics of Bubbles and Golden Ages, Edward Elgar, 2002.

[2] Goldman Sachs Research, The Potentially Large Effects of Artificial Intelligence on Economic Growth (Briggs/Kodmani), Mars 2023.

[3] Philippe Aghion et Anne Bouverot, Le rapport IA : notre ambition pour la France, 2024. 

[4] Shoshana Zuboff, L’Âge du capitalisme de surveillance, Éditions Zulma, 2020.

[5] Source : Insee, enquêtes Emploi, séries longues sur le marché du travail. En 40 ans, le nombre d’ouvriers et d’agriculteurs a été presque divisé par 2. Ils sont 6 millions en 2022. Le nombre d’employés, de professions intermédiaires et de cadres ont augmenté de 36%. Ils sont 22 millions. Ils représentent 73% des 30 millions de la population active française entre 15 et 64 ans

[6] Pierre-Noël Giraud, Du pain et des jeux, une économie politique des usages du temps, Odile Jacob, 2024. En 1870, un salarié moyen passait 60% de son temps éveillé à travailler, en 1920, c’était 30%, et c’est 14% aujourd’hui. 

[7] Jérôme Fourquet, L’Archipel français : naissance d’une nation multiple et divisée, Seuil, 2020.

[8] En 2004, Patrick Le Lay, alors PDG de TF1, déclara : “Ce que nous vendons à Coca-Cola, c'est du temps de cerveau humain disponible”. 

[9] En novembre 2023, Xavier Niel (Iliad), Rodolphe Saadé (CMA-CGM) et Eric Schmidt (ex-Google) lancent Kyutai (sphère en japonais), un laboratoire dédié à l’intelligence artificielle. Avec pour objectif de créer une IA en « open science », c’est-à-dire, dont les productions sont disponibles à tous. Avec l’ambition de développer des algorithmes qui correspondent à nos particularités européennes. Et de créer quelque chose d’équivalent à OpenAI, la société à l’origine du phénomène ChatGPT.

[10] Source : Business France. Classement fondé sur le nombre de projets. 

[11] Selon le baromètre EY, 1 222 projets d'investissements ont été recensés en 2021, soit une hausse de 24% par rapport à l'année 2020.

[12] Ross Douthat, Bienvenue dans la décadence, quand l’Occident est victime de son succès, Les Presses de la Cité, 2024. 

[13] Ross Douthat, in L’Express, Avril 2024. 

Garder l'espoir

Par Michel Gesquière

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