La gestion des talents sera essentielle pour nous réinventer et relever les nombreux défis à venir : la révolution numérique, l’écologie, la réindustrialisation, la refondation des services publics. Mais pour les mobiliser, nous devons accroitre la visibilité et l’attractivité des métiers de demain. Une illustration en sept engagements.
Fin 2022, la population active française entre 15 et 64 ans est de 30 millions, dont 26,9 avec un emploi salarié et 3,3 millions avec un emploi non salarié.
En 40 ans, la France est devenue une société de service. Les 22 millions d’employés, de professions intermédiaires et de cadres représentent presque les trois quarts du total des emplois en France.
Les ouvriers et les agriculteurs sont respectivement 5,67 et 0,48 millions, soit seulement 20,5 % du total des emplois[1]. Leur nombre a été divisé par 2 en 40 ans.
Le nombre d’artisans, commerçants et chefs d’entreprise est stable à 6,8% de la population totale.
Les start-up, fondamentales pour l’innovation, ne représentent que 300 000 emplois, soit 1% de la population active.
L’industrie manufacturière, fondamentale pour le commerce extérieur, compte – toutes catégories socio-professionnelles – 2,7 millions d’emplois, moins de 10% de la population active.
Les grandes entreprises, qui se sont muées en leaders mondiaux durant la globalisation, emploient 3,61 millions de salariés, soit 12% de la population active.
Les entreprises de taille intermédiaire (ETI), qui portent le plus fort potentiel de croissance en emplois, font travailler 3 millions de salariés, soit 10% de la population active.
La France compte 5,69 millions de fonctionnaires (fonction publique d’État, territoriale et hospitalière) soit un salarié sur cinq à la fin de 2022. Les effectifs de fonctionnaires sont supérieurs de 1 055 000 à ceux de la fin de 1997, ce qui correspond à une hausse de 23 % alors que les effectifs dans le secteur privé ont augmenté de 18 % et la population de 14 % sur cette période[2].
L’emploi va connaitre une profonde transformation sous l’effet de trois grands bouleversements : l’essor de la robotisation et de l’intelligence artificielle (IA) ; les actions de lutte contre le réchauffement climatique ; le vieillissement de la population française.
Depuis plus de 20 ans les technologies du numérique se déploient, modifient profondément nos vies, mais avec des gains de productivité limités. Il pourrait en être autrement avec l’intelligence artificielle (IA).
En 2023, l’IA générative[3] fait une entrée fracassante avec le lancement de ChatGPT[4]. Tout comme les premiers robots humanoïdes. En un an, les levées de fond des start-up spécialisées sur cette technologie ont été une multipliées par trois[5].
Le rapport de 2024 intitulé IA, notre ambition pour la France [6] prévoit la création de 56 000 postes par an en développement d’IA, et 25 000 postes par an en déploiement d’IA au cours des 10 prochaines années.
L’IA va automatiser des activités intellectuelles répétitives et parfois rébarbatives.
Dans une société française composée au trois quarts d’emplois de service, l’impact sera significatif.
Mais tous les postes exposés à l’automatisation ne seront pas supprimés. Il faut raisonner en temps libéré par la machine comme l’a fait Pierre-Noël Giraud dans son dernier livre[7] Du pain et des jeux.
L’économiste a identifié 7 millions d’emploi exposés : 4,7 millions dans les services marchands – finance, assurance, services immobiliers, juridiques, comptabilité, gestion, architecture, ingénierie, contrôle et analyse technique – et 2,3 millions dans les services non marchands, hors défense. Soit 30% des emplois de service et 25% de l’emploi total.
En faisant l’hypothèse que l’IA libère la moitié du temps, c’est l’équivalent de 12,5% des emplois, soit de 3,5 millions qui seraient remplaçables. Sans compter les emplois inutiles, les fameux bullshits jobs.
Dans le rapport sur l’IA déjà cité, il est fait état de 5% d’emplois directement remplaçables par l’IA – l’équivalent de 1,5 millions – concluant que l’IA n’aura pas nécessairement un effet négatif sur l’emploi malgré des baisses nettes dans certains secteurs.
En résumé, d’un côté, l’IA est une formidable opportunité pour libérer et réorienter l’économie vers de nouvelles priorités ; de l’autre côté, elle est un défi majeur de déplacement des emplois, de redéploiement et de formation. Mais comme l’observe Pierre-Noël Giraud, nous sommes encore loin de l’ampleur du « déversement » des emplois de l’agriculture vers les services.
La croissance économique et l’emploi sont en partie liés.
En libérant une partie de l’économie, l’IA pourrait dynamiser une croissance mondiale structurellement en berne pour plusieurs raisons : un stade avancé de progrès, le vieillissement des populations (hors Afrique), la faiblesse relative de l’investissement, l’explosion des dettes publiques, la reconstitution des monopôles.
En 2023, Goldman Sachs Research[8] estimait que l’IA pourrait entraîner une augmentation de 7% du PIB mondial et une croissance de la productivité de 1,5 % sur une période de dix ans.
Depuis 2019, la France a crû de 2 % au total (comme le Royaume-Uni, malgré le Brexit), contre 7,5 % outre-Atlantique[9]. Son économie flirte avec la stagflation, une combinaison de stagnation de l’activité et une inflation des prix.
Le rapport sur l’IA[10] prévoit entre 0,8 et 1 point de croissance supplémentaire par an pendant dix ans.
L’économie a besoin d’être réorientée pour lutter contre le réchauffement climatique.
Elle nécessite de basculer d’une énergie fossile vers une énergie décarbonnée.
Les secteurs d’activité qui concentrent 50% des émissions de CO2 représentent seulement 3% du total des emplois[11].
Les enjeux de création d’emploi les plus forts sont dans le verdissement de l’économie, c’est-à-dire, la transformation du système de production et de distribution dans le but de le décarboner.
L’impact sur l’agriculture est plus incertain.
Au total, les effets nets sur l’emploi seraient de 100 000 à 200 000 emplois à horizon 2030, le double en 2050, avec une création particulièrement forte dans la construction et la rénovation énergétique.[12]
C’est un autre domaine de réorientation de l’économie.
Le nombre de personnes âgés de 75 à 84 ans va augmenter de 50 % entre 2020 et 2030, passant de 4,1 millions à 6,1 millions.[13]
Les causes sont connues. La natalité est en baisse. Le taux de fécondité est aujourd’hui de 1,7 enfant par femme en dessous du seuil de renouvellement des générations. Il était de 2 en 2010. L’espérance de vie est en hausse sous l’effet des progrès des sciences de la vie.
Les conséquences sont inéluctables.
Le vieillissement de la population française va générer un essor de la silver économie, c’est-à-dire des biens et des services à destination des personnes âgées.
Ce sont ainsi 370 000 postes de professions médicales et paramédicales qui devraient être créés entre 2019 et 2030 dont 210 000 emplois d’aides-soignants et d’accompagnants[14].
Mais le déséquilibre démographique va remettre en cause le contrat social fondé sur le nombre d’actifs. Avec un défi majeur de financement du soin, de la santé et des retraites.
C’est autre facteur déterminant pour l’emploi.
On a besoin du progrès technique. Et nous devons faire évoluer nos modes de consommation.
L’arbitrage et l’équilibre entre ces deux impératifs relève d’un débat démocratique nécessaire qui influencera la structure à venir de l’emploi.
Par exemple dans l’agriculture, une forte priorité donnée à l’évolution de nos consommations et à la relocalisation des productions conduirait à stopper puis inverser la baisse continue des dernières décennies. C’est la thèse soutenue par le think tank, The Shift Project.
A l’inverse, un scénario basé majoritairement sur l’innovation technique aurait pour conséquence la poursuite de cette tendance baissière.
Les politiques publiques – France et Europe – ont aussi une incidence sur l’emploi, tout particulièrement dans la transition écologique et la réindustrialisation.
Deux exemples récents de l’Union européenne l’illustrent.
Le premier concerne la décision d’acter la fin du moteur thermique en 2035. Nous savons maintenant que cette décision a été prise en absence d’analyse d’impact, notamment sur les ressources rares nécessaires aux batteries, mais aussi sur les conséquences sociales dans la filière thermique[15].
Le deuxième exemple porte sur la libération de l’importation des panneaux solaires chinois en Europe. Nous avons appris récemment que cette décision avait été prise pour faire baisser les prix de l’énergie ; que les industriels ont alerté sur les conséquences en termes de fermeture des usines de panneaux solaires en Europe et en France ; que l’Union européenne a maintenu sa position malgré la destruction d’emplois annoncée. [16]
Le poids de l’idéologie (en moins) et des analyses d’impact (en plus) dans les politiques publiques seront des facteurs essentiels dans la dynamique de l’emploi pour les années à venir.
C’est le dernier facteur et pas des moindres.
L’effet cumulé de l’IA, de la lutte pour le climat et du vieillissement de la population va provoquer un déplacement massif d'emplois.
Si l’on veut plus de flexibilité sur le marché du travail pour rechercher de nouveaux gains de productivité, il faut prévoir en contrepartie plus de sécurité pour avoir le temps de s’adapter.
L’économiste Philippe Aghion[17] recommande depuis longtemps un système de flexisécurité sur le modèle scandinave. C’est un dispositif qui permet d’aller plus loin pour mieux orienter les salariés vers des formations et des emplois de reconversion.
L’État doit aussi faire plus confiance aux entreprises.
L’institut des métiers de l’excellence du groupe LVMH est un excellent exemple à suivre : « Ces métiers ont en commun la maîtrise d’un savoir-faire technique alliée à une approche artistique et/ou relationnelle personnalisée et sont accessibles à tout type de profils partout dans le monde[18]. »
Le rapport Métiers 2030 recense un ensemble de 15 métiers qui devrait créer 1,1 millions d'emplois[19].
En nombre, les plus grandes créations sont dans la santé (+ 410 000 emplois d’infirmiers et de sages-femmes, aides-soignants, aides à domicile, médecins et assimilés, professions paramédicales), le tertiaire (+ 233 000 de cadres et techniciens commerciaux et administratifs), l’industrie (+ 174 000 emplois d’ingénieurs, cadres techniques, techniciens et agents de maîtrise, personnel d’études et de recherche), l’informatique (+115 000), la manutention (136 000 d’emplois d’ouvriers qualifiés et non qualifiés), la construction (+ 58 000 emplois de cadres du bâtiment et des travaux publics). En taux de croissance, l’ordre est un peu différent : la construction (+30%), les ingénieurs de l’informatique (26%), la manutention (16%), l’industrie (15%), la santé (15%), le tertiaire (13%).
Les pertes d’emplois seraient concentrées sur la finance et l’assurance (-100 000 emplois), l’administration publique (-80 000), puis l’agriculture et l’industrie, y compris les télécommunications[20].
Qu’en déduire ?
Nous en avons identifié sept engagements possibles.
C’est l’une des grandes réussites de dix dernières années. Le développement des start-up de leur écosystème, associé à l’essor du capital investissement. Un secteur séduisant et mobilisateur pour une génération en quête de réalisation et de liberté.
L’économiste Christian Saint-Étienne rappelle souvent combien l’industrie manufacturière est critique : elle représente à la fois 80 % de nos exploitations et 80 % de nos efforts de recherche et développement.
La réindustrialisation est stratégique pour la France. Les usines du futur seront numérisées, robotisées, électrifiées. Il ne faut pas en attendre la création de nombre d’emplois directs créés par définition limités. L’enjeu sera la génération des emplois indirects, et surtout le rétablissement de notre commerce extérieur, le réaménagement de nos territoires, et la préservation de notre souveraineté.
Au-delà de cette dimension manufacturière, l’industrie sera une grande partie de la solution au problème du réchauffement climatique. Avec des enjeux passionnants d’innovation et de conquêtes de nouveaux marchés.
C’est un autre défi attirant : participer à la réinvention des métiers traditionnels comme la finance, l’assurance, les services.
L’IA va libérer du temps. C’est l’opportunité de repenser les organisations et accroître la responsabilité et l’autonomie des salariés. C’est une chance pour réorienter les talents vers la création de nouveaux produits et services et une croissance plus durable.
La réforme du secteur public reste à faire. Elle est essentielle à la cohésion de la société et sa prospérité : rétablir l’État de droit, réformer les structures sclérosées de l’État, sauver l’éducation, adapter les services publics au XXIe siècle. Un formidable défi à relever pour ceux qui veulent s’engager pour le bien commun.
Nous avons déjà parlé du verdissement de l’économie dans l’industrie et dans les services.
Il nous faudra doubler notre production d’électricité en 20 ans : organiser la transition avec les énergies fossiles, déployer un nouveau nucléaire, saisir l’opportunité des renouvelables.
Nous devrons aussi continuer à réduire et recycler les déchets en développant l’économie circulaire. De très belles causes en perspective.
C’est un autre challenge enthousiasmant : comment aller vers une alimentation beaucoup plus saine, plus durable, plus traçable ? comment repenser l’agriculture et l’industrie agroalimentaire ?
Avec une croissance de l’économie à 1 % et des dépenses de santé qui augmentent de 4 %, le défi est considérable : réinventer et sauver le secteur public de la santé ; financer et développer une silver économie ; hybrider l’activité de la santé et du soin avec une complémentarité bien pensée entre la machine et le lien humain.
Une fenêtre décisive et passionnante de 10-15 ans s’ouvre.
C’est l’occasion pour les entreprises de se réinventer une nouvelle fois ; pour l’État, de conduire enfin la première grande transformation de ses institutions et services publics depuis la fin des Trente glorieuses ; pour la société civile de reprendre en main son destin pour trouver un plus juste équilibre entre la satisfaction des besoins individuels et celui de l’intérêt commun, dont la préservation de la nature.
C’est une chance pour réduire la polarisation du marché du travail entre un pôle hyper technique et compétitif, et une nébuleuse de service trop souvent mal considérée ; et revaloriser les métiers de la main et du cœur vis-à-vis de ceux de la tête.[21]
Les possibilités d’engagement n’ont jamais été aussi grandes.
Encore faut-il les partager, les communiquer, les rendre attractives, les promouvoir afin que tous les talents puissent se déployer et s’orienter vers les défis de demain.
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[1] Source : Insee, enquêtes Emploi, séries longues sur le marché du travail.
[2] Source : Fipeco, note d’analyse, avril 2024.
[3] L’IA générative est un type d’intelligence artificielle qui est capable de générer des données, des images, des textes, des sons de façon autonome. ChatGPT est un prototype qui fait partie de cette branche de l’intelligence artificielle.
[4] ChatGPT est un prototype d’agent conversationnel utilisant l’intelligence artificielle. Il a été développé par la société OpenAI. GPT signifie « Générative Pre-trained Transformer ».
[5] Philippe Aghion et Anne Bouverot, Le rapport IA : notre ambition pour la France, 2024.
[6] Ibid.
[7] Pierre-Noël Giraud, Du pain et des jeux, une économie politique des usages du temps, Odile Jacob, 2024.
[8] Goldman Sachs Research, The Potentially Large Effects of Artificial Intelligence on Economic Growth (Briggs/Kodmani), Mars 2023.
[9] Augustin Landier, David Thesmar, in Les Échos, Le 8 févier 2024.
[10] Philippe Aghion et Anne Bouverot, Le rapport IA : notre ambition pour la France, 2024.
[11] France Stratégie et Dares, Les incidences économiques de l’action pour le climat, Marché du travail, Rapport Thématique, Mai 2023.
[12] Ibid.
[13] Le Haut-Commissariat au Plan, Le vieillissement de la société française : réalité et conséquences, 9 février 2023.
[14] Ibid.
[15] Audition de M. Jean-Dominique Senard, président du conseil d'administration de Renault, à la commission des affaires économiques du Sénat, 20 mars 2024.
[16] Audition de M. Pouyanné, PDG de Total Energies, à la commission d’enquête du Sénat sur les Obligations TotalEnergies, 29 avril 2024.
[17] Philippe Aghion est un économiste, titulaire d’une chaire au Collège de France. Il a co-dirigé le rapport sur l’IA, une ambition pour la France, mentionné ci-dessus.
[18] Source : LVMH.fr
[19] France Stratégie et Dares, Métiers 2030. Quels métiers recruteront à l'horizon 2030 ? Mars 2022.
[20] Pierre-Noel Giraud, Du pain et des jeux, une économie politique des usages du temps, Odile Jacob, 2024.
[21] David Goodhart, La Tête, la Main et le Cœur, Les Arènes, 2020.