Quel imaginaire pour l’IA ? Le grand espoir

L’année 2023 restera associée au moment ChatGPT, marquant les esprits par la puissance de l'IA et la naissance d’un nouvel assistant personnel . Mais à la différence du smart phone (2007), l’IA véhicule de nombreuses peurs sans que nous disposions d’un imaginaire dans lequel inscrire son déploiement. Il y a pourtant un grand espoir.

Garder l'espoir
6 min ⋅ 04/04/2024

Le besoin d’imaginaire

Le 4 février 1968, André Malraux, alors ministre d’État chargé des affaires culturelles déclara : « On a beaucoup dit que la machine excluait les rêves, ce que chaque expérience contredit. Car la civilisation des machines est aussi celle des machines de rêves, et jamais l’homme ne fut à ce point assiégé́ par ses songes, admirables ou défigurés. (…) Or voici l’un des faits décisifs de notre siècle : la civilisation des machines et de la science, la plus puissante civilisation que le monde ait connue, n’a pas été capable de créer ni un temple ni un tombeau. Ni, ce qui est plus étrange, son propre imaginaire.[1] »

L’IA et les robots humanoïdes sont les machines de rêve dont parlait André Malraux. 

Elles vont se diffuser dans notre vie. Mais sans que nous disposions d’un dessein collectif pour la société qu’elle va profondément transformer. 

Les peurs et les espoirs déçus

Nous manquons de direction tout en étant exposés quotidiennement à des injonctions contradictoires. 

Dans La civilisation de la peur[2]l’économiste Nicolas Bouzou dénonce à juste titre le catastrophisme et les peurs associées à l’IA. Le docteur Alexandre et l’essayiste Olivier Babeau alertent factuellement sur les périls : « L’arrivée de robots hyper-intelligents d’ici 2030 va profondément bouleverser la séparation entre métiers intellectuels et manuels (…)  et exposer les humains aux pires dangers[3]. » 

A cette double contrainte s’ajoute la méfiance. Celle induite par les espoirs déçus de la globalisation et d’internet. 

Un chat échaudé craint l’eau froide.

La globalisation devait être heureuse. Le pouvoir d’achat des consommateurs s’est accru. Les grandes entreprises se sont muées en leaders mondiaux. Mais la France s’est massivement désindustrialisée. La classe moyenne s’est effondrée. La société française est devenue un archipel[4].

Les moteurs de recherche ont libéré de façon spectaculaire l’accès à la connaissance. Les activités en ligne ont réduit drastiquement les contraintes de distance et de temps. Les réseaux sociaux ont été fondés sur une belle promesse, celle d’être une agora, un lieu d’échange d’idées et d’intelligence collective. Mais ils sont devenus des lieux de confrontation, de haine et de manipulation de l’information.

Des monopoles se sont récrés. Les inégalités se sont accrues. La société s’est polarisée entre gagnants et perdants. 

Le doute s’est immiscé. 

Est-ce que l’ère d’une l’IA « heureuse » sera une nouvelle illusion et la répétition de promesses non tenues ? 

La nature de l’IA

Revenons à la nature de cette technologie pour en comprendre sa portée et son potentiel.

L’IA prolonge le progrès technique et l’histoire commencée il y deux siècles, celle de la substitution de l’homme par la machine. 

Nous avons connu deux révolutions industrielles,  à la fin du XVIIIe siècle puis au milieu du XIXe siècle. Elles ont transformé la matière et automatisé les tâches matérielles. La révolution informatique, à partir des années 60, a commencé à automatiser les tâches immatérielles, comme les activités de gestion. Avec la création d’internet, l’exploitation des données, le cloud et l’IA, la transformation change de nature et d’ampleur. Pour la première fois, le progrès technique s’attaque aux activités intellectuelles, aux interactions sociales, à l’intelligence et à la vie.  

La société rurale s’était muée en une société industrielle, elle-même se transformant en société de services. Avec la diffusion de l’IA, la société de services évolue vers une société des intelligences. 

En l’état actuel de l’art, la machine n’imite pas « encore » l’humain. Elle le domine par sa puissance à manipuler un très grand nombre de données et d’options pour atteindre un but. Une IA dite générative[5] exploite une très grande capacité de calcul ; elle se nourrit des données tracées sur internet ; elle apprend et utilise les algorithmes élaborés par des chercheurs pour générer des réponses (texte et images) aux questions de toutes sortes. 

Pour le meilleur. Des tétraplégiques et des malades de Parkinson qui remarchent en utilisant un implant cérébral piloté par une intelligence artificielle ; des applications qui assistent les médecins dans leur diagnostic et leur prescription ; des lunettes transformées en assistant personnel qui donnent un accès illimité à l’information ; des robots humanoïdes pour les tâches pénibles dans les usines, les entreprises, les exploitations agricoles, les maisons de retraite ; des machines apprenantes pour les activités intellectuelles et routinières de l’entreprise. 

Et pour le pire. La crainte du chômage et du remplacement de l’homme par la machine ; l’angoisse d’une solitude sociale ; la manipulation de l’information et la promotion du faux ; l’addiction aux écrans et les troubles psychologiques ; la surveillance[6] de nos vies privées ; la cybercriminalité et le cyberterrorisme ; la peur du transhumanisme ; le vertige de la manipulation de la vie jusqu’à l’eugénisme.

Le grand espoir du XXIe siècle

Exposés à une pression médiatique qui exacerbe les espoirs et les peurs, en manque d’une direction collective, nous devenons nostalgiques.  

Nous fêtons l’anniversaire des 50 ans de la mort de Georges Pompidou et nous regrettons la Belle époque[7] et les Trente Glorieuses[8]. Commencée après la seconde guerre mondiale en 1946, les Trente Glorieuses fut une période brillante de trente ans pendant laquelle la France a connu des années de croissance et de prospérité sans précédent. Où tous les Français avançaient d’un même pas. Où l’ascenseur social fonctionnait. Où les parents pensaient que leurs enfants vivraient mieux qu’eux. 

En dépit des risques, et à condition d’être collectivement et intelligemment régulée, l’ère de l’IA a le potentiel de progrès technique pour faire naître un Grand Espoir, une nouvelle et grande belle époque. 

Dans son livre posthume[9], le regretté Daniel Cohen, donnait une clé fondamentale.

Il se référait à un texte, rédigé en 1948, par l’économiste Jean Fourastié, à l’origine du concept des Trente Glorieuses. Fourastié parlait du grand espoir du XXe siècle. Celui de passer d’une société industrielle à une société de service où l’homme aurait enfin la possibilité de s’occuper de lui, de sa vie, de l’humanité : « La civilisation tertiaire sera brillante ; la moitié ou les trois quarts de la population bénéficiera d’un enseignement supérieur. L’initiative dans le travail même subalterne, la diversité des moyens de transport et des loisirs, favoriseront, en quelques générations, les tendances individualistes de l’homme. […] En libérant l’humanité des travaux que des matières inanimées peuvent exécuter pour elle, la machine doit conduire, aux tâches que l’homme seul peut accomplir parmi les êtres créés : celle de la culture intellectuelle et du perfectionnement moral[10]. »

Jean Fourastié est mort en 1990. Il n’a pas connu l’essor et les dérives de la globalisation et des réseaux sociaux, ni les conséquences du réchauffement climatique. Il n’a pas expérimenté la montée de l’insécurité et des extrémismes. Ni le retour du « tragique de l’histoire » avec une guerre aux portes de l’Europe et bien d’autres conflits qui parsèment le monde. Mais il a légué une brillante et précieuse interprétation du sens du progrès. 

Il faut garder l’intuition de Fourastié et l’amender en intégrant les angles morts de la globalisation, du numérique, et de la démocratie.

L’écologie d’abord. C’est un impératif pour l’humanité : décarboner le système de production, construire une industrie verte, numérique, puissante mais « légère » et économe en ressources. 

La classe moyenne et le bien commun ensuite. La globalisation et le numérique ont polarisé la société française et exacerbé les penchants individualistes. La classe moyenne a subi la désindustrialisation.  Sa reconstruction est une priorité. Tout comme la solidarité. Car il n’y pas de nation sans une classe moyenne prospère, un ascenseur social en bon état de fonctionnement, une contribution au bien commun.   

L’État de droit enfin. C’est le fondement de la démocratie : contenir la violence inhérente à la nature humaine ; lutter contre toutes les formes d’extrémistes et de radicalisme ; assurer la sécurité intérieure et extérieure ; renforcer le régalien ; garantir une justice impartiale. 

Résumons le grand espoir et son imaginaire. Une machine qui libère l’homme des tâches répétitives. Un homme plus disponible pour s’occuper de lui, des autres et de l’humanité. Une économie numérique et verte. Une économie de l’humain centrée sur l’éducation, la santé et le bien-être, l’entraide. Un nouveau modèle de société plus créatif, plus solidaire, plus culturel. Un État fort et une puissance militaire qui assurent la sécurité en interne et en externe. 

Le défi de la liberté et de la culture

En 1948, Jean Fourastié écrivait : « Tout se passe comme si le travail humain était en transition de l’effort physique vers l’effort cérébral.[11] » Aujourd’hui à l’ère de l’IA, il faudrait ajouter que le travail humain est en transition de l’effort cérébral vers l’effort créatif, culturel et critique. Avec un défi majeur pour notre siècle : Est-ce que l’IA et son usage va nous asservir ou nous libérer ? Réduire ou accroitre notre capacité cérébrale ? Augmenter ou altérer notre intelligence ? Généraliser le politiquement correct, uniformiser les stratégies et la culture ? Ou respecter notre identité, favoriser l’esprit critique, encourager la singularité, promouvoir une culture universelle ?

Que conclure ? 

Le monde se transforme sous l’effet d’un nouveau cycle technologique. Nous sommes à un point de bascule. Une fenêtre décisive de 10-15 ans s’ouvre. L’IA peut déboucher sur un « âge plaqué or » ou « un âge d’or ». Avec une prospérité confisquée par une minorité ou une prospérité profitant à une majorité. Avec une société technicienne et déshumanisée ou une société de la vie, de l’humain et de la culture. 

Il faut rester optimiste. La France présente des signes inquiétants de déclassement. Mais notre histoire française est jalonnée d’inventions. La France est associée aux humanités. Nous avons un cocktail d’atouts incomparable. 

Nous avons de brillants ingénieurs et financiers. Les meilleurs talents en mathématique et en IA viennent de France. Nous aimons les écrivains, les philosophes, et les artistes. Nous excellons dans la culture, l’artisanat. Notre géographie est exceptionnelle et nous avons une passion pour notre terroir. Notre système de santé reste l’un des meilleurs du monde. L’attractivité de la France est forte.

La France a des atouts exceptionnels pour être dans l’Europe aux avant-gardes de cette mutation historique. 

Tout est encore possible. Une raison de garder l'espoir. 

 

Photo de Andrea De Santis sur Unsplash

Garder l'espoir




[1] André Malraux, discours lors de l’inauguration de la maison de la culture de Grenoble, 4 février 1968.

[2] Nicolas Bouzou, La civilisation de la peur, XO Éditions, 2024.

[3] Docteur Alexandre et Olivier Babeau, in Le Figaro, le 1er avril 2024.

[4] Jérôme Fourquet, L’Archipel français : naissance d’une nation multiple et divisée, Seuil, 2020.

[5] L’IA générative est un type d’intelligence artificielle qui est capable de générer des données, des images, des textes, des sons de façon autonome. ChatGPT est un prototype qui fait partie de cette branche de l’intelligence artificielle.

[6] Shoshana Zuboff, L’Âge du capitalisme de surveillance, Éditions Zulma, 2020.

[7] Franz-Olivier Giesbert, La Belle époque, Gallimard, 2023.

[8] Jean Fourastié, Les Trente Glorieuses ou la révolution invisible, Fayard, 1979. 

[9] Daniel Cohen, Une brève histoire de l’économie, Albin Michel, 2024. 

[10] J.Fourastié, Le Grand Espoir du XXe siècle, 1948, édition définitive Gallimard « Idées », 1963. 

[11] Ibid.

Garder l'espoir

Par Michel Gesquière

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