La paranoïa « constructive » des leaders qui durent.

Andy Grove, cofondateur et emblématique PDG d'Intel dans les années 90, publiait en 1996 "Only the Paranoid Survive ". 30 ans plus tard, Intel se bat pour sa survie. Après avoir raté le « shift » du smartphone et pris du retard dans l’IA. Pourquoi est-ce si difficile de s’adapter ? Est-ce que seule la paranoïa suffit ? Existe-t-il d’autres raisons?

Garder l'espoir
4 min ⋅ 30/09/2024

Andy Grove et ses équipes ont fait d’Intel le leader incontesté des processeurs pour PC avec l’architecture x86 et la fameux logo « Intel Inside ».

A sa sortie, le livre d’Andy Grove fut un énorme succès. 

Il insistait sur la nécessité d’une vigilance extrême face aux changements majeurs de l’environnement. Il développait le concept de « point d’inflexion stratégique » capable de mettre en péril la position d’un leader. Il militait pour une attitude de « paranoïa constructive » , seule capable d’anticiper et de s’adapter à un bouleversement majeur dans une industrie. 

👉 Capitalisation boursière : Intel 100 milliards de dollars, Nvidia 3000 milliards. 

Dans les années 2000, la valorisation boursière d’Intel dépassait les 250 milliards de dollars. Elle est aujourd’hui de 100 milliards, en baisse de 50% depuis le début de l’année.

Le leader est dépassé par ses challengers. Le britannique ARM vaut 150 milliards ; l’américain Qualcomm 190 milliards ; le Taiwanais TSMC 850 milliards ; l’américain Nvidia 3000 milliards ! 

Que s’est-il passé ? 

L’industrie des processeurs a connu deux bouleversements majeurs : l’essor du mobile et la révolution de l’intelligence artificielle (IA). 

Intel a raté le premier et est en difficulté dans le deuxième.

👉 Intel et la transition ratée vers les smartphones et les puces basses consommation. 

Les premiers téléphones portables datent des années 2000.  L’iphone est lancé en 2007. En 10 ans, le smartphone va conquérir la planète. 

L’optimisation énergétique fut cruciale :  un « design » compact, un usage quotidien, un grand besoin d’autonomie. 

ARM, concurrent d’Intel, a su concevoir l’architecture basse consommation de référence. Y compris pour des concurrents comme Qualcomm, spécialisée dans les systèmes sur une puce.

Intel, concentrée sur ses processeurs pour PC et serveurs, n’a pas su prendre le virage de la basse consommation.

Coté fabrication, TSMC a été le grand gagnant en développant une avance dans les procédés de fabrication et en produisant des puces puissantes et économes en énergie.

👉 Intel et le défi de l’IA et des processeurs massivement parallèles.

L’histoire de l’intelligence artificielle a démarré il y a 50 ans sous la forme de systèmes experts. Elle a connu un long hiver de 40 ans. Mais les progrès dans les puissances de calcul et la science de la donnée sont à l’origine de sa renaissance sous la forme d’une l’IA générative[1]. Le premier agent conversationnel à destination du grand public – Chat GPT[2] – est lancé en avril 2023. 

L’IA a besoin de puissance de calcul considérable ; elle se nourrit de gigantesques quantité de données tracées sur internet ; elle apprend avec des modèles et des algorithmes élaborés par des chercheurs pour générer des réponses (texte et images) aux questions de toutes sortes.

Les processeurs massivement parallèles se sont révélés plus performants que les processeurs séquentiels – comme ceux d’Intel – pour fournir cette puissance.  

Les unités de traitement graphiques (GPU), historiquement utilisées pour les jeux vidéo, sont apparues particulièrement efficaces pour les calculs parallèles massifs. C’est ainsi que NVIDIA, pionnier des GPU, a su prendre une longueur d’avance.

A côté de NVIDIA, les géants comme Google et Amazon investissent dans des puces spécialisées pour l’IA, appelées ASICs (Application-Specific Integrated Circuits). 

Coté fabrication, TSMC profite de l’IA pour renforcer son leadership et son avance dans les procédés de fabrication et produire des puces puissantes et économes en énergie. 

Intel cherche à rattraper son retard au travers d’acquisition de sociétés comme Habana Labs (spécialisée dans les accélérateurs IA) et Movidius (pour les solutions IA à faible consommation). Mais ses concurrents ont pris une grande longueur d’avance. 

👉 De l’importance de la vitesse, des choix technologiques et des écosystèmes

Andy Grove avait raison de dire combien les transitions technologiques et stratégiques sont difficiles. 

Résumons les causes : une arrivée tardive sur un marché ; une technologie moins performante ; un manque d’intégration dans un écosystème ; une concurrence accrue. 

A ces facteurs stratégiques et technologiques s’ajoutent d’autres raisons plus structurelles à chercher du côté de Wall Street et de la « science » des organisations. 

👉 Le piège de Wall Street : la régularité des profits à court terme au détriment de l’investissement de long terme

Il est légitime que les marchés financiers et singulièrement les grands fonds de pensions attendent un rendement de leur capital sur une base régulière et en croissance. 

Les grandes entreprises cotées en bourse connaissent et acceptent les règles du jeu. 

Quand l’industrie est mature, la pression est acceptable. Le leader a acquis une position dominante, souvent dans un combat de haute lutte. Il tire des profits importants de ses activités traditionnelles et adopte, en forçant le trait, une « logique de rente ». 

Mais quand survient une « inflexion stratégique », que l’innovation technologique s’accélère, que la compétition s’intensifie, cette logique devient largement incompatible avec l’ampleur des investissements à long terme qu’il faut réaliser pour s’adapter. 

En théorie, il faudrait accepter de renoncer temporairement à des profits à court terme pour se repositionner avec des investissements massifs en R&D, et en acquisitions stratégiques. 

Mais est-ce que Wall Street serait d’accord ? 

👉 Le piège des organisations trop intégrées :  les processus de gestion de la rente au détriment de l’innovation et du futur

Dans les années 80, IBM est un leader incontesté des grands ordinateurs, les fameux « mainframe ». En 1981, IBM lance avec succès les premiers PC. On attribue notamment ce succès à la création d'une division totalement autonome dédiée à cette nouvelle activité.

Il est traditionnel que les leaders s’organisent pour maximiser l'efficacité de leurs activités traditionnelles, gérer et exploiter la rente. 

Mais comment éviter que l’organisation de l’entreprise privilégie la gestion sur l’innovation. Que le succès des puces pour PC cause l’échec dans les puces pour le marché des smartphones. 

Il est d'ailleurs frappant de constater que de nombreux leaders innovent plus au travers d'acquisitions et d’alliances que par des innovations qui sortent de leur laboratoire de recherche et développement. La start-up allemande BioNtech a fourni à Pfizer, le leader mondial de l’industrie pharmaceutique, son vaccin contre le Covid-19. 

La création d'une division autonome n'est pas une panacée. Mais ce qui est en revanche impératif, c’est de concilier l’intégration et la différenciation ; exceller dans la gestion des activités de la « rente » ; fournir aux équipes en charge de préparer le futur un soutien stratégique, des ressources adaptées, une suffisante autonomie. 

👉 Quand déduire ?

Durer est le plus grand défi des leaders. 

La technologie, la géopolitique, les évolutions sociétales créent des bouleversements majeurs dans l’environnement.

La recommandation d'Andy Grove est plus que jamais d'actualité : prendre une posture de « paranoïaque constructif  ».

Les histoires réussies de retournement existent. Chez IBM dans les années 90, Lou Gertsner a su « faire danser l’éléphant ».  

Avec des investissements et des choix technologiques judicieux, une vision claire, une volonté de transformation, un changement de culture et de leadership, Intel peut retrouver une place de leader dans les nouvelles vagues technologiques à venir comme l'intelligence artificielle. Et se réinventer. 

Photo de Slejven Djurakovic sur Unsplash



[1] L’IA générative est un type d’intelligence artificielle qui est capable de générer des données, des images, des textes, des sons de façon autonome. ChatGPT est un prototype qui fait partie de cette branche de l’intelligence artificielle.

Garder l'espoir

Par Michel Gesquière

Les derniers articles publiés