L’enthousiasme médiatique et l’euphorie financière nous conduisent à surestimer l'impact à court terme d’une technologie et à sous-estimer son effet à long terme. C’est la loi d’Amara. L'intelligence artificielle (IA) ne devrait pas déroger à cette règle.
De façon paradoxale, c’est de la bonne prise en compte du facteur humain que dépendra la vitesse d’adoption de l’IA. Et son double impact sur la société dans son ensemble et sur la compétitivité des entreprises.
Roy Amara était le cofondateur de l’Institute for the Future à Palo Alto dans la Silicon Valley. Il collabora au célèbre Stanford Research Institute (SRI). Il a donné son nom à cette loi sur les effets différés de la technologie.
Il est aisé d’observer que nombreuses innovations technologiques prennent plus de temps que prévu pour s'installer et se déployer.
👉 2035, la fin du moteur thermique ! vraiment ?
💡 Le véhicule électrique. La généralisation du véhicule électrique a été sous-estimée par l’UE malgré les mises en garde de nombreux dirigeants du secteur : autonomie des batteries, dépendance aux métaux rares, infrastructures insuffisantes de recharge, coût de production et prix trop élevés. En 2024, les ventes de véhicules électriques fléchissent. L’échéance de 2035 qui vise à interdire dans l’UE la vente de véhicules neufs à moteur thermique ne sera pas tenue. Sauf à faire prendre aux nations européennes, un risque social, industriel et géopolitique déraisonnable.
💡 La conduite autonome. Elle devait bouleverser le secteur du transport. Peut-être dans quelques années. Mais à court terme, bien que les solutions techniques soient matures, l’adoption dans le transport automobile, ferroviaire et aérien est plus lent qu’imaginé. Conséquences de la sous-estimation des obstacles juridiques, sécuritaires, psychologiques.
👉 1980 – 2024, un cycle de plus de 40 ans … de transformation numérique
💡 Le PC. Il a été inventé par IBM en 1981. Il s'est déployé sur 40 ans.
💡 Le e-commerce. Internet est né dans les années 1990. Amazon a été créée en 1994. La bulle internet a explosé en 2000. Il faudra plus de 15 ans pour que le e-commerce devienne un commerce de masse et détrône en partie le commerce traditionnel.
💡 Le smartphone et les réseaux sociaux. Facebook est née en 2004. L'iPhone a été lancé en 2007. Il faudra plus de 10 ans pour que les smartphones et l’usage des réseaux sociaux se diffusent, transformant de nombreux aspects de la société, bien au-delà des simples gains initiaux de productivité : accès facilité à l’information la plus large, essor du divertissement et des services de streaming, personnalisation de la consommation, mais polarisation croissante de la politique.
💡 Le Cloud computing. AWS, la filiale cloud d’Amazon dédiée au Cloud computing a été créée en 2002. Il faudra 15 à 20 ans pour que le cloud se diffuse totalement dans les entreprises et chez les particuliers.
💡 La réalité virtuelle. Dassault systèmes a été créée en 1981. La réalité virtuelle et les jumeaux numériques ont rencontré un grand succès dans l'industrie aéronautique et l'automobile. Ils se déploient maintenant dans nos nouveaux secteurs comme la santé. En avril 2021, le groupe Meta (anciennement Facebook) a lancé le projet métavers, un environnement virtuel et immersif de collaboration, d’information et de divertissement. Malgré des investissements massifs, le projet n'a pas rencontré à ce jour le succès espéré, freiné par des obstacles technologiques, financiers, sociaux et psychologiques.
👉 2023. L’IA générative. Combien d’années pour son déploiement ?
L'intelligence artificielle devrait être le parfait exemple de la loi d’Amara : des progrès immédiats – gains de temps et de productivité – mais en deçà de grandes promesses médiatiques, créant des attentes exagérées et potentiellement anxiogènes à court terme avec notamment des assistants intelligents capables de remplacer les humains dans de nombreux domaines ; un potentiel de transformation à long terme dépassant les prédictions initiales tant en ampleur qu’en profondeur dans des domaines comme la médecine, l’éducation, la sécurité, la défense, l’économie.
L’histoire de l’intelligence artificielle a démarré il y a 50 ans sous la forme de systèmes experts.
Elle a connu un long hiver de 40 ans.
Les progrès dans les puissances de calcul et la science de la donnée sont à l’origine de sa renaissance sous la forme d’une l’IA générative.
Le premier agent conversationnel à destination du grand public – Chat GPT[1] – est lancé en avril 2023.
25 ans séparent Chat GPT et la victoire de la machine d’IBM – Deep Blue – sur le champion du monde d’échec, Gary Kasparov. Et 7 ans avec la victoire de la machine de google – AlphaGo – sur Lee Sedol, l’un des plus grands joueurs de Go.
Une étude récente du BCG[2], conduite auprès de plus de 13.000 personnes dans 15 pays, montre que les salariés sont déjà deux fois plus nombreux à utiliser ChatGPT ou d'autres modèles larges de langage (LLM) qu'en 2023.
Mais quelle sera la durée du cycle d’installation et de déploiement de l’IA générative ? Il est difficile de le prédire.
Le biais commun à toutes les promesses technologique devrait à nouveau s’appliquer à l’IA.
👉 Le biais commun aux promesses scientifiques. Euphorie et vision linéaire du futur.
💡 L’euphorie. Les promesses technologiques provoquent l’enthousiasme. Elles font naître des espoirs d'eldorado financier. Pour satisfaire les besoins de croissance et de productivité des entreprises. Pour offrir au capital financier des rendements élevés. Les médias, les entreprises technologiques, et les analystes amplifient le phénomène.
💡 Le biais cognitif. L'esprit humain a tendance à survaloriser l'émotion sur la raison, l'immédiat et le concret sur la réflexion et la projection. Un phénomène amplifié par l'information en continue et l'essor des réseaux sociaux.
💡 Les obstacles au déploiement. Les obstacles techniques, réglementaires, économiques, sociaux sont sous-estimés : infrastructures et compétences humaines pour opérer ; intégration dans l’existant ; législation et régulation. Dans le cas de l’IA générative, les systèmes d’apprentissage nécessitent des capacités de calcul gigantesques et un accès à des volumes colossaux de données. Et posent des défis de souveraineté, de respect de la liberté individuelle et de droits d’auteurs.
💡 La vision linéaire du futur. Nous pensons la géopolitique, les sujets de société, les innovations technologiques en « ligne droite ». Or l’histoire nous enseigne que l'évolution est plutôt en zig zag, que le monde est devenu un système interdépendant et complexe – au sens physique du terme –, régi par la contingence et l’adaptation à des évènements imprévus.
💡 Le facteur humain et organisationnel. C’est probablement le plus déterminant. La vitesse d'adaptation des humains et des organisations est beaucoup réduite que la vitesse du progrès technologique. Les changements s'accumulent pour l'être humain jusqu’à la saturation. L’IA générative touchant aux activités intellectuelles, le facteur humain sera absolument essentiel pour son adoption.
👉 La prise en compte de l’humain : la clé de l’adoption de l’IA
Le remarquable rapport IA : notre ambition pour la France[3] décrit les enjeux de souveraineté, d'innovation, et de responsabilité que nous devons relever pour ne pas être dominé par la Chine et les Etats-Unis.
Mais comment plus spécifiquement déjouer, en partie, la loi d’Amara ?
💡 La conduite du changement. Débattre et expliquer au plus grand nombre les enjeux et le caractère inéluctable de l'intelligence artificielle en associant des scientifiques, des ingénieurs, des philosophes, des sociologues ; rassurer les Français en montrant un chemin, une trajectoire pour ne pas subir et créer une nouvelle richesse ensemble plus durable et plus équitable ; mobiliser et former en donnant les moyens à chaque français d’être un acteur (et pas une victime) de ce changement majeur.
💡 L’éducation. L’effort de formation sera essentiel. Pour produire et adopter l’IA. Le rapport suggère de former sans délai, massivement et en continue : « Les besoins actuels et à venir en IA nécessitent un vaste plan de formation pour tous et à tous les âges de la vie. Plus précisément, les enjeux de formation recouvrent trois besoins différents : former des personnes en mesure de concevoir et développer des solutions d’IA, former des personnes capables de déployer ces solutions d’IA au sein de leurs entreprises, et sensibiliser plus généralement l’ensemble de la population à la culture et la compréhension des grands principes de fonctionnement de l’IA[4]. »
💡 La flexisécurité à la française. L’IA est une opportunité pour transposer le modèle de flexisécurité scandinave en France ; pour faciliter la formation et la reconversion professionnelle pour les métiers qui seront fortement affectés par l’automatisation.
💡 L’esprit critique, la résolution de problème, la logique, la créativité. L’IA nécessitera de développer des compétences transversales et très humaines – l’esprit critique, la résolution de problème, la logique, la créativité – qui sont peu susceptibles d’être automatisées. C’est une chance dans un pays qui réunit les meilleurs mathématiciens et Michel Houellebecq…
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👉 Que faut-il retenir ?
En investissant massivement dans l’humain et l’adaptation au changement, la France et l’Europe peuvent réduire l’effet d’Amara et accélérer la vitesse d'adoption dans des usages utiles pour la compétitivité des entreprises et pour la société : mieux éduquer, mieux former, mieux transformer l'administration[5] ; tout en réduisant les risques et les effets négatifs.
Photo de Andrea De Santis sur Unsplash
[1] Chat GPT est un prototype d’agent conversationnel utilisant l’intelligence artificielle. Il a été développé par la société OpenAI. GPT signifie « Générative Pre-trained Transformer ».
[2] Cité par Sylvain Duranton, in Les Échos, le 30 aout 2024.
[3] Philippe Aghion, Anne Bouverot, IA : notre ambition pour la France, Mars 2024.
[4] Ibid.