L’IA et la révolution du travail, une chance pour créer une nouvelle prospérité ?

Les Français expriment une demande légitime de pouvoir d’achat, surtout en période d’inflation. Une réponse possible est d’accroitre la redistribution. Avec de l’endettement public. Mais c’est un tour de bonneteau entre générations. A l’ère de l’IA, une autre voie est préférable. Une nouvelle prospérité fondée sur une révolution du travail.

Garder l'espoir
6 min ⋅ 30/01/2024

Elle est justifiée par une loi économique simple : il n’y a pas d’accroissement du pouvoir d’achat sans création de nouvelles richesses ; pas de nouvelles richesses sans des emplois et des gains de productivité ; pas de nouveaux emplois et gains sans une attractivité du travail. 

Dans ce domaine, les faiblesses de la France sont ses plus grandes opportunités. Si la France rejoignait le taux d’emploi de ses voisins, elle augmenterait d’environ 10% son PIB, soit 260 milliards d’euros. Avec notre taux record de prélèvement obligatoire, c’est 120 à 125 milliards d’euros par an de plus dans les caisses de l’État[1]. Une aubaine pour se désendetter, redonner du pouvoir d’achat et financer les transitions écologiques et démographiques.

L’IA offre une opportunité historique. Une étude récente[2] estime que mondialement l’IA pourrait augmenter la croissance de la productivité de 1,5 % par an sur une période de dix ans.

Mais il faut pour cela réussir à révolutionner le travail.  

Voici une brève revue de quelques pistes pour y parvenir. 

Mais avant, revenons sur quatre grandes forces à l’origine de cette révolution.  

A.     Un déplacement massif d’emplois. 

Les révolutions industrielles sont des histoires d’automatisation des tâches et de substitution de l’homme par la machine. Un moment de « destruction créatrice[3]. » Avec un déplacement massif d’emplois. Facile à formuler, mais plus difficile à mettre en œuvre sans drame social ! 

Les destructions d’abord. L’IA générative[4] automatisera une partie des activités intellectuelles. L’étude de Goldman Sachs[5]évoque 300 millions d’emplois impactés dans le monde. Le droit, le journalisme, la finance et la gestion, l’audit, la recherche, le codage informatique sont exposés. Une nouvelle vague de productivité se formera. Parallèlement, la transition écologique réduira les emplois liés à l’énergie fossile, à l’image de la filière du moteur à explosion. À un rythme incertain, fortement déterminé par les politiques publiques. 

Les créations ensuite. Elles seront portées par le renouvellement des générations dans les industries matures ; et par les industries du futur. Le numérique engendre un essor des métiers de la « Tech ». La deeptech avec la cyber sécurité, le quantique, la robotique avancée. L’agritech avec l’agriculture de précision et les agroéquipements. La foodtech avec l’alimentation durable . Les biotechnologies.  La metech avec la numérisation des parcours de santé. L’urgence climatique crée des besoins dans le nucléaire durable (SMR[6], filière à neutrons rapides, fusion), les énergies renouvelables, les bâtiments innovants, la rénovation énergétique, le recyclage des matériaux de constructions, le recyclage et la valorisation des déchets, les carburants durables. La transition démographique suscitera de nombreux emplois dans la santé, le bien-être, les services à domicile. 

B.     La polarisation du marché de l’emploi

L’innovation technique et financière polarise le marché de l’emploi. 

D’un côté, un pôle de haute technologie et de haute finance avec une forte valorisation économique et des emplois en nombre limité. 

De l’autre, un ensemble vaste et hétérogène de services à plus faible valeur économique mais avec une plus grande richesse en emplois, et un fort rôle social. 

Entre les deux, la disparition des emplois intermédiaires et qualifiés en région sous l’effet de la désindustrialisation.

La financiarisation de l’économie amplifie cette polarisation. 

La société WhatsApp[7] comptait 55 salariés quand elle a été rachetée 19 milliards de dollars par Facebook en 2014, soit une valeur moyenne de 345 millions par employé. Au 31 décembre 2022, la société Carrefour était valorisée 11,6 milliards d’euros et employait 320 000 employés, soit une valeur de 36 250 euros par employé. WhatsApp avait une valeur par employé presque 10 000 fois supérieure à celle du groupe Carrefour.

L’IA va accélérer ce mouvement. Les robots et les machines vont travailler de plus en plus à notre place. 

Que faire ? On doit démocratiser l’accès au capital pour réduire les écarts de rémunération entre le capital et le travail. Résister à la tentation de freiner l’investissement dans la haute technologie, les industries du futur. Accélérer dans la réindustrialisation verte. Les centres de recherche, les bureaux d’études, les usines et les entrepôts automatisés.  Les emplois directs dans ces secteurs resteront limités. Mais ils créent des emplois indirects. Ils permettent de financer les activités à forte valeur ajoutée sociale qui sont riches en emplois.

C.     La baisse du temps de travail

En 1930, l’économiste John Maynard Keynes fait une prédiction inattendue. Il promet qu’un siècle plus tard, la durée du travail pourrait être réduite à 15 heures par semaine, soit 3 heures par jour. 

Le progrès technique génère des gains de productivité. Il réduit le temps de travail. Il augmente le temps libre et les loisirs. 

Plus vite on fera croître le taux d’emploi, plus vite on pourra se créer des marges de manœuvre. Pour se désendetter et investir dans le futur. Pour redonner une partie des gains en temps libre. 

D.    De nouvelles aspirations au travail 

La mondialisation a donné la priorité à la recherche d’efficacité. Parfois au détriment de l’autonomie.

Le numérique a modifié la vie de l’entreprise. Il fluidifie son fonctionnement.  Il accroît le pouvoir de ceux qui détiennent l’information. Il renforce le contrôle des activités et des ressources. Il permet une réduction des échelons hiérarchiques. 

La pandémie de la Covid-19 a provoqué l’essor du télétravail. En libérant des contraintes de déplacement les salariés qui ont une activité dans le tertiaire. Il a conduit ces salariés à rechercher un nouvel équilibre entre leurs engagements professionnels et leurs projets personnels. Parfois en installant une plus grande distance avec la vie d’entreprise.

Dans ce contexte émergent de nouvelles attentes. Quête de sens, besoin d’autonomie et de responsabilisation. Il est capital de mieux les prendre en compte.

 

La révolution du travail est en marche. Comment relever le défi ? Voici une brève revue de quatre pistes pour y parvenir. 

1.     Conduire une révolution des compétences autour des filières d’avenir

Comment s’y prendre pour révolutionner les compétences ? 

En rompant avec le cloisonnement de l’action publique ; en développant une approche transverse.

Les politiques publiques sont trop définies en silo : le travail, le dialogue social et les parcours professionnels ; la formation professionnelle, l’alternance et l’assurance chômage ; la planification écologique ; la réindustrialisation verte…

Il est nécessaire de penser ensemble l’emploi, l’industrie, l’aménagement du territoire. 

La filière industrielle est le bon niveau d’intégration. 

On en dénombre environ une vingtaine dans les trois transitions.

C’est une chance pour réinventer des emplois mieux rémunérés. Pour récréer des qualifications et des postes de cadres intermédiaires. Pour réaménager intelligemment les territoires. 

2.     Revaloriser les métiers déclassés

Nous avons évoqué la polarisation du marché du travail.

Les métiers de la « Tête » sont valorisés et rémunérés. 

Les métiers du « Cœur et de la Main[8] » restent encore insuffisamment reconnus et rémunérés. Ils participent à un sentiment profond de déclassement. 

On pense aux enseignants et aux personnels soignants, aux agriculteurs en souffrance. Mais aussi à des métiers considérés comme essentiel pendant la pandémie de Covid-19 et vite oubliés depuis. Le transport et la logistique, notamment dans l’alimentaire. Le personnel de sécurité. Les services à la personne.

Ce sentiment de déclassement n’est pas limité à ces seuls métiers. 

L’inflation normative, la bureaucratie étatique ne cessent de croire. Elles provoquent le même sentiment dans d’autres catégories de la population : les petits entrepreneurs sous-traitants des grandes entreprises ; les professions libérales qui essaient de garder une autonomie dans un système de plus en plus socialisé ; les cadres d’entreprises quand l’excès de numérisation vide l’emploi de son intérêt[9].

3.     Améliorer les conditions de travail

C’est le sujet de la pénibilité dans les métiers de la main et du cœur. 

C’est la simplification dans tous les métiers. 

Comment mieux travailler ? Comment utiliser l’IA pour réduire la bureaucratie ? Comment en amont concevoir des normes « intelligentes » ? Comment éviter que les gains d’efficacité se fassent au détriment de l’autonomie des collaborateurs ? Comment éclaircir le fonctionnement des entreprises ? Comment favoriser l’initiative, la créativité et l’esprit critique ? 

4.     Redonner du sens et de la fierté

Les Français ont besoin de trouver du sens dans ce qu’ils font. Et une certaine grandeur[10].

Le XXIe siècle est celui d’une transition historique. Les causes nobles ne manquent pas : l’urgence climatique ; la liberté, l’émancipation et le bien-être ; la solidarité entre les générations ; la dignité face à la vie. 

Il est urgent de reconnecter le travail à ces grandes causes. Comme le font les leaders des entreprises et des organisations les plus performantes. 

Que conclure ? 

Nous avons l’expérience de la mondialisation qui a suivi les Trente Glorieuses

Le monde des grandes entreprises s’est remarquablement adapté. En gagnant en taille et en efficacité. Parfois au détriment de l’autonomie, de la proximité et du sens. Mais la société civile a subi et s’est divisée. 

L’histoire est cyclique. Nous entrons dans une nouvelle ère.  Celle de l’IA. 

Associée aux transitions écologiques et démographiques, elle va provoquer un déplacement massif d’emploi dans un marché du travail déjà polarisé. 

Pour le meilleur ou pour le pire. 

Si nous subissons, elle aggravera les fractures sociales existantes et créera une distance et une défiance entre les entreprises et ses salariés. S’opposant à toute perspective de croissance durable et forte. 

Si nous anticipons, elle peut déclencher un cercle vertueux, provoquer une révolution du travail, source d’une nouvelle prospérité verte et numérique. 

Tout est encore possible. Une raison pour garder l’espoir. 



[1] Gilbert Cette, in Les Experts - BFM Business, 28 mars 2023.

[2] Goldman Sachs Research, The Potentially Large Effects of Artificial Intelligence on Economic Growth (Briggs/Kodmani), Mars 2023.

[3] Le concept de destruction créatrice est attribué à Joseph Schumpeter, économiste, né le 8 février 1883 à Triesch, en Moravie. Il est le spécialiste de l’économie de l’innovation. Ses travaux expliquent comment l’innovation est à l’origine d’un double mécanisme de destruction et de création d’emplois. 

[4] L’IA générative est un type d’intelligence artificielle qui est capable de générer des données, des images, des textes, des sons de façon autonome. ChatGPT est un prototype qui fait partie de cette branche de l’intelligence artificielle. Il a été développé par la société OpenAI. GPT signifie « Générative Pre-trained Transformer ». Il permet à un internaute de dialoguer en langage naturel, dans sa propre langue avec un système d'intelligence artificielle pour répondre à toutes sortes de questions. Le système exploite toutes les données stockées et accessibles sur Internet. Dans sa première version, le système a été entraîné avec les données disponibles jusqu’à la fin de l’année 2021.

[5] Ibid. « Nos économistes estiment qu’environ les deux tiers des professions américaines sont exposées à un certain degré d’automatisation par l’IA. Ils estiment en outre que, parmi les professions exposées, environ un quart, voire la moitié de leur charge de travail pourrait être remplacé. Mais tout ce travail automatisé ne se traduira pas par des licenciements, indique le rapport. “Bien que l’impact de l’IA sur le marché du travail soit susceptible d’être significatif, la plupart des emplois et des industries ne sont que partiellement exposés à l’automatisation et sont donc plus susceptibles d’être complétés plutôt que remplacés par l’IA”. »

[6] Le terme SMR (Small Modular Reactors) désigne des petits réacteurs nucléaires modulaires, de taille et puissance plus faibles que celles des réacteurs conventionnels. Ils sont fabriqués en usine et transportés sur leur site d'implantation pour y être installés.

[7] WhatsApp est une application de messagerie. La société a été créée en 2009. L’objectif était de trouver une solution pour remplacer les SMS. 

[8] David Goodhart, La Tête, la Main et le Cœur, Les Arènes, 2020.

[9] Philippe d’Iribarne, in Le Figaro, 2 décembre 2022.

[10] Philippe d’Iribarne, Le grand déclassement, Albin Michel, 2022.

Garder l'espoir

Par Michel Gesquière

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