Penser stratégiquement l’écologie. Pour la sauver !

L’urgence climatique est un défi majeur. Mais l'écologie politique est en danger. Avec une défiance grandissante des parties prenantes. Car nous reproduisons les erreurs de la globalisation. Peut-on encore éviter son rejet ? Oui, à condition de la (re) penser stratégiquement. Il y a urgence. Voici quelques idées. Sur le pourquoi et le comment.

Garder l'espoir
6 min ⋅ 13/02/2024

Introduction

L’urgence climatique est un défi majeur. Mais l'écologie politique est en danger. Avec une défiance grandissante des parties prenantes. Car nous reproduisons les erreurs de la globalisation. Peut-on encore éviter son rejet ? Oui, à condition de la (re) penser stratégiquement. Il y a urgence. Voici quelques idées. Sur le pourquoi et le comment. 

L’écologie est en danger

Les symptômes de la défiance s’accumulent.  

Les crises : en ce début d’année, les agriculteurs néerlandais, allemands et français sont en colère. En cause le Green Deal ou plan vert européen[1], les surtranspositions environnementales[2], leur pouvoir d’achat. Déjà en 2018, une augmentation des taxes sur le carburant – décidée dans le cadre de la transition écologique – avait déclenché en France le mouvement des gilets jaunes. 

Les frondes réglementaires : sous la pression des opinions publiques, les nouvelles réglementations, mal conçues et irréalistes, sont de plus en plus fréquemment remises en cause. Comme le diagnostic de performance énergétique (DPE) en pleine crise du logement. Et les restrictions de circulation avec les zones à faibles émissions (ZFE). Sans oublier l’exemple cité par le nouveau 1er ministre : les onze réglementations en France concernant les haies…

Les alertes du monde économique : de puissants dirigeants de grande entreprise tirent la sonnette d’alarme. Carlos Tavares, patron de Stellantis, s’interroge sur les conséquences sociales et stratégiques du choix du tout électrique et de l’interdiction des véhicules à moteur thermique et hybrides en 2035. 

De façon agrégée, nous assistons à l’émergence d’une remise en cause de la transition écologique dans sa forme et ses trajectoires actuelles. Par l’opinion publique et les décideurs économiques. 

Les raisons et les risques d’un rejet croissant

Les mêmes causes produisent les mêmes effets. Quelles sont-elles ? La non prise en compte des impacts stratégiques et sociaux. L’idéologie et le manque de bon sens. 

Les similitudes avec la globalisation sont frappantes. 

Elle a permis une création de richesse sans précédent. Basée sur un essor des échanges et une spécialisation des nations sur leur avantage comparatif. On fabrique ce sur quoi on est les meilleurs et on échange et importe tout le reste. C’est la théorie de l’économiste anglais David Ricardo[3].

Mais dans sa mise en pratique, cette théorie présente deux angles morts. 

La dépendance stratégique d’abord. En situation normale, elle est acceptable. En situation de crise, la perte de souveraineté est intolérable. La pandémie de Covid-19 nous l’a cruellement rappelé avec l’incapacité de produire les masques et les médicaments les plus essentiels.

Les externalités sociales et environnementales ensuite. De quoi s’agit-il ? L’externalité est un terme d’économiste qui désigne une contrainte externe dans une production ou une économie comme l’effet sur l’environnement ou l’effet sur les conditions de vie des travailleurs. La théorie de Ricardo suppose une concurrence pure parfaite . Elle ne l’est jamais : « L’Occident a accepté une mise en concurrence déloyale de ces industries soumises aux normes sociales et environnementales les plus exigeantes et donc les plus coûteuses, avec celles de pays ayant encore très peu de normes.[4] »

Ces angles morts ont provoqué la déstabilisation de nos sociétés occidentales et l'accroissement des inégalités. 

Nous commençons à vivre le même phénomène avec la transition écologique. 

La seconde cause est l’idéologie. A rebours de tout bon sens. Vous avez aimé l’idéologie de la concurrence européenne dans le domaine de l’énergie. Vous pourriez adorer celle du Green Deal !

Illustrons – pour éviter de reproduire les mêmes erreurs – comment la France a perdu sa souveraineté et son indépendance énergétique.  « La France avait avec EDF un système intégré, cohérent, optimisé de production d’électricité. […] En 2010, la France est exportatrice, avec le prix le moins cher d’Europe – 2,5 fois plus bas que l’Allemagne –, un contrat de service public qui fait référence, un atout formidable dans la lutte comme les émissions de gaz à effet de serre. […] Il n’y avait plus qu’à tout détruire. Ce fut chose faite. […] Par l’Europe et son idéologie de la concurrence. […] Par le gouvernement français et un accord politique avec le parti anti-nucléaire.[5] »

Je ne résiste pas à lister trois incidences, trois « pépites » stratégiques qui en ont résulté. 

La loi Nome qui imposa à EDF la vente à prix cassé (inférieur à son coût de revient) de 25% de sa production nucléaire à des concurrents, rendant riches des sociétés exclusivement financières.[6]

La définition d’un prix de l’électricité en Europe basé sur le gaz. Parce que l’Allemagne utilisait à l’époque massivement du gaz, principalement russe. 

La réouverture de centrale aux charbons – toujours en Allemagne – pour faire face à l’intermittence des énergies renouvelables. Avec un accroissement des émissions de CO2.

Comment éviter un rejet ? Comment penser stratégiquement l’écologie ? 

En se fondant sur trois idées directrices, leçons des excès de la globalisation, des dérives réglementaires européennes, des débats et des contradictions nationales. 

1.     Penser globalement l’écologie : la mesure des émissions, les dépendances stratégiques, les externalités, le financement

Puisque le défi climatique est global, la mesure doit l’être aussi. Il faut évaluer les effets de l’émission des gaz à effet de serre sur la toute la chaine de valeur. Par exemple, mesurer les réductions d'émissions induites par les interdictions de production de biens en Europe sans prendre en compte celles liées aux produits importés est un non-sens.  Tout comme mesurer les émissions des véhicules électriques sans tenir compte de l’empreinte carbone de la fabrication des batteries et celle de l’énergie primaire utilisée est une aberration. 

Il faut ensuite tirer les enseignements de la globalisation. Les dépendances stratégiques et les externalités sont à intégrer dans les politiques et les trajectoires de transition écologique. Comment préserver, voire renforcer le positionnement concurrentiel des industries nationales et européennes ? Comment protéger nos souverainetés ? Comment concilier libre-échange, combat contre une concurrence déloyale, lutte contre le réchauffement climatique ?  Par exemple, en réalisant un ajustement à la frontière de l’Europe[7] pour corriger les prix de des externalités. En faisant payer le juste prix du carbone aux importations.  

Les déplacements d’emploi – destruction et création – doivent être anticipés pour éviter de nouvelles fractures sociales. Dans la filière thermique, on parle en France d’un demi-million d’emplois menacés, compensés seulement pour la moitié par les nouvelles filières de l’écosystème électrique[8].

Les conséquences sur l'inflation des trajectoires écologiques sont à appréhender. Aujourd’hui, un véhicule électrique est 50% plus cher à produire qu’un véhicule à moteur thermique. Les industriels produisent des efforts de productivité considérables pour réduire cet écart d’ici 2030. Avec un risque social et économique. 

Le financement enfin. Un premier rapport de France Stratégie[9] estime que la France devrait investir 2,5 points de PIB supplémentaires en 2030 dans la transition énergétique, soit 70 milliards d’euros. Le dernier rapport de France Stratégie[10] reste dans le même ordre de grandeur à 2 % du PIB soit 50 milliards.

2.     Dissocier les objectifs et les moyens pour préserver la créativité et l’innovation.

Il faut retrouver une séparation claire entre le rôle du politique et le rôle des industriels ; distinguer la fixation des objectifs et la recherche des moyens pour y parvenir. 

La confusion actuelle des compétences brime la créativité et conduit à se priver d'effets d'innovation technologique. Par exemple, quand l’Europe exclut la technologie hybride et impose le tout véhicule électrique en 2035. Elle fait un choix politique qui est probablement sous optimal. 

3.     Engager un vrai dialogue avec l'opinion publique sur le prix de nos valeurs 

Quelle remise en cause de nos modes de consommation sommes-nous prêts à opérer dans notre société habituée au gaspillage de toute nature ? Quel prix accordons-nous à une vie de meilleure qualité dans une société moins gaspilleuse ? Plus généralement, quel est le prix de nos valeurs pour reprendre l'expression des économistes Augustin Landier et David Thesmar[11] ? 

Quelle valeur relative donnons-nous à l'écologie, au pouvoir d'achat, à la souveraineté ? La réponse est complexe.

Le politique doit engager un dialogue avec l'opinion publique pour essayer de dégager ce prix et borner le domaine du possible. Puis opérer des arbitrages avec le maximum d’adhésion de l'opinion publique et des parties prenantes. 

Que retenir ? 

La transition écologique est au cœur de nos contradictions. Réduire les émissions de gaz à effet de serre. Préserver notre souveraineté industrielle et énergétique. Lutter contre l’inflation. Défendre les emplois et le pouvoir d’achat de la classe moyenne. Améliorer notre bien-être. 

Sortir de ces contradictions exige d’abord de penser stratégiquement la transition. Avec une formulation qui embrasse toutes les dimensions, et pas uniquement la nécessaire réduction des émissions de gaz à effet de serre. 

Et faire ensuite des choix structurants et courageux qui engagent sur le long terme : décider d’un plus grand réalisme stratégique dans les relations et le commerce international. privilégier la classe moyenne tant dans son pouvoir d’achat, qu’en terme d’emplois ; reprendre la main et lutter contre les dérives idéologiques et bureaucratiques des institutions et des politiques européennes ; insuffler de l’inventivité et de la créativité dans ces politiques pour trouver des solutions d’équilibre entre les parties prenantes, entre les différents horizons de temps, entre les contraintes et les valeurs.

En mathématique et en recherche opérationnelle,  ce défi porte un nom : l’optimisation sous contraintes. Comme diminuer globalement les émissions sous contraintes stratégiques, économiques et sociales ? 

Les ingénieurs français, et par extension l’esprit français, excellent dans cet exercice. Sans médiatisation, ils réalisent déjà une réduction de 2 à 3% annuelle des émissions dans le système de production français. Donnons-leur plus la parole dans les débats publics et dans l’élaboration des politiques. L’écologie y gagnera en efficacité. 

Car la transition écologique pose la question essentielle de la coévolution entre l’environnement, l’économie et l’entreprise, les consommateurs et les citoyens.

 « Le chemin de la croissance est plus escarpé du fait des contraintes environnementales, mais nous ne sommes pas condamnés à la décroissance. L’inventivité humaine combinée à un sens aigu de nos responsabilités collectives, qui passe par des politiques de régulation environnementales ambitieuses, peut permettre de répondre aux enjeux majeurs du réchauffement climatique[12]. » Une raison de garder l’espoir. 



[1] L'objectif du plan vert européen est, d'ici à 2030, de réduire les émissions de CO2 de 55% par rapport à 1990, puis de viser la neutralité climatique en 2050. 

[2] Le terme désigne la transposition d’une directive européenne par une loi nationale qui excède les obligations résultant de la directive.  

[3] David Ricardo, économiste anglais publie en 1817 Principes de l'économie politique et de l'impôt

[4] Denis Payre, Le contrat Mondial, First Éditions, 2021.

[5] Henri Proglio in Commission d’enquête du Sénat visant à établir les raisons de la perte de souveraineté et d’indépendance énergétique de la France, décembre 2022.  

[6] Ibid.

[7] Eric Chaney, in Les experts, BFM TV, 31 janvier 2024. 

[8] Pierre Veltz, Bifurcations, Réinventer la société industrielle par l’écologie ? L’Aube, 2022.

[9] Jean Pisani-Ferry et Selma Mahfouz, L’action climatique : un enjeu macroéconomique, France Stratégie, 2022. 

[10] Jean Pisani-Ferry et Selma Mahfouz, Les incidences économiques de l’action pour le climat, France Stratégie, 2023.

[11] Augustin Landier, David Thesmar, Le prix de nos valeurs, Flammarion, 2022. 

[12] Vincent Le Biez, in Le Figaro, 6 avril 2021. Vincent Le Biez est haut fonctionnaire au ministère de l’Économie et des Finances. Il est l’auteur de Platon a rendez-vous avec Darwin, Belles lettres, 2021.

Garder l'espoir

Par Michel Gesquière

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